Il y avait Mort sur le Nil de l’incontournable Agatha Christie et de son belge détective Hercule Poirot, il y aura désormais Mort sur le lac du non moins réputé Canardo. En effet, le 23ème opus des aventures du détective palmé voit Sokal père et fils et Pascal Regnauld transposer les problèmes du Détroit de Gibraltar sur le dangereux lac Belga séparant le Belgambourg du reste du monde et, plus particulièrement, des femmes de chambre, bonnes et chômeuses de tous calibres wallonnes rêvant du rêve belgambourgeois.
Sauf que la duchesse, voyant ces hordes déferler, « ne peut pas accueillir toute la misère du monde » et ne l’entend donc pas de cette oreille, elle est décidée à serrer la vis. Au détriment de vies humaines dont le rêve s’achève dans les bouches des anguilles du lac. Nous avons rencontré Benoît Sokal qui ne cesse de s’amuser dans cette géographie revisitée.
Et si, pour le coup, l’auteur de BD a laissé, pour la première fois, l’entièreté du dessin à Pascal Regnauld, il a retrouvé les joies du scénario avec son fils Hugo Sokal, aussi à la couleur. Une nouvelle configuration qui ne change pas grand-chose. « Canardo va bientôt avoir 40 ans. Et ça faisait un moment que Pascal était à peu près tout seul au dessin. Hugo, lui, passe à la couleur. Mais, en fait, ce que nous faisons, c’est une petite entreprise familiale, un magasin juif. On travaille sur différents projets ensemble. On fait du ping-pong au niveau des idées pour créer les scénarios. »
D’autant que l’homme qu’on ne présente plus peut se servir d’une grande expérience dans le monde du jeu vidéo. Et contre toute attente, ça peut servir à voir autrement la conception d’une bd. « C’est-à-dire qu’autant pour les BD’s que pour les jeux vidéos, il faut se renvoyer la balle, faire du brainstorming. J’ai commencé à faire ça sur le jeu vidéo alors qu’auparavant j’avais une idée assez archaïque et sacralisée de la création littéraire. Un auteur=une création, c’était idiot mais c’était la règle. Alors que dans le jeu vidéo c’est naturel de se retrouver à plusieurs. À un moment, on voulait même se retrouver à trois scénaristes autour d’une histoire. Un qui apportait l’univers, les deux autres qui le critiqueraient, le saccageraient. Ça ne s’est pas concrétisé. Mais cette idée me plaisait : arriver avec un scénario simple, mais peut-être le plus amusant à saccager. La sacralisation me paraissait puérile. Pour ça, j’ai passé le cap quand j’ai commencé à faire un découpage plus sensible, que ce n’était plus de l’ordre de la pâte à modeler, qu’on arrivait dans l’ordre de l’émotion. »
Mais outre cet aspect de conception de trame narrative, l’auteur-concepteur nourrit toujours des regrets que les deux médias ne se soient pas mariés. « Quand j’ai fait du jeu vidéo au milieu des 90’s, la BD, comme le livre, était florissante, il n’y avait pas de raison de se remettre en question. Seulement, il fallait peut-être commencer. Moi, je pense que Casterman aurait du être Ubisoft, une multinationale impressionnante. Elle ne l’a pas été parce qu’elle allait mal. Elle a revendu mon jeu vidéo « L’Amerzone » à un éditeur de jeu qui en vend toujours par pelletées. Et puis, la seule audace, à peu près, de la BD dans le monde multimédia, c’est Iznéo. Sinon, il y a Professeur Cyclope mais ça ne démarre pas. L’idée de Professeur Cyclope était bonne, je pensais qu’ils allaient faire quelque chose de vraiment intéressant dans le monde du multimédia, mais leur idée première a été de faire avant tout des bouquins. Ce qui ne fait pas vraiment avancer l’affaire. Tous sont aux mieux frileux, au pire inintéressés.
Là, je fais un troisième jeu avec une boîte qui fait partie de Média Participations, qui est plus orientées multimédias que les autres. La BD, le risque c’est qu’elle se fasse engloutir et l’intérêt est qu’elle s’ouvre tout de suite au monde. Le jeu, il est tout de suite mondial. La bd elle reste franco-belge. Elle passe mal. »
Riche en projets, Benoît Sokal avait aussi la volonté d’utiliser les réseaux sociaux pour servir la bande dessinée. Et notamment… Second Life. « Je rêvais d’expositions de dessinateurs sur un bateau dans Second Life. Des jeunes dessinateurs des vitrines. Mais le cul a tué Second life avec une plainte réelle pour un viol virtuel. Il faudrait trouver un système pour bannir le cul de ces réseaux. Ça ne leur fera pas de mal, ils penseront à autre chose. Mais au-delà de ça, c’était formidable tu pouvais discuter avec des gens de n’importe quel pays du monde. »
Mais si la conception de Benoît Sokal a changé ou, plutôt, évolué, Canardo, dans ce nouvel épisode, est toujours le même : bonhomme (ou plutôt canard), nostalgique, les yeux dans le brouillard mais un flair impeccable, mais toujours prompt à résoudre cette sordide affaire qui voit des jeunes wallonnes disparaître de manière suspecte dans les tréfonds de ce lac aux eaux noires et putride. D’autant qu’une survivante a été repêchée par un pêcheur d’anguilles et pourrait bien être la clé de cette histoire, dans laquelle mouille aussi le baron Ferdinand, enfant pourri gâté qui de son yacht traque ces nouveaux « boat people ». Mais Canardo veille au grain. « Les gens de la jeune génération ont un autre rapport aux héros que le nôtre. Moi, j’ai grandi avec « les héros les vrais », ceux de Tintin, ceux issus de la guerre. Ce n’était pas de la dentelle, c’en est même, à y repenser, à mourir de rire. C’étaient des durs.
Aujourd’hui, le héros, c’est plutôt soi-même, en nombriliste. « Ce qui m’arrive est tellement formidable que je peux le raconter. » En travaillant avec des plus jeunes, le rapport n’est pas le même. Ils s’en foutent des mélanges des fées, des princesses, des samourais, des pirates… Alors que pour des gens comme moi il faut un respect des codes qui amènent des failles à la Spielberg. Vous, les jeunes, vous avez été tués par Dorothée. »
Autre ingrédient toujours bien présent dans ce bon cru de Canardo : les dialogues et cette saveur « sokalienne » apportée dans des mots bien choisis. « Du point de vue du dialogue, il y a souvent des personnages truculents. Des gens à la Audiard. La duchesse elle est revenue de tout mais parle comme un marchand de bagnoles, un français moyen. D’ailleurs, à la lecture de mes expressions, certains ont pensé que j’étais homophobes – alors que je n’en ai absolument rien à faire – mais il y a trois professions qui génèrent des expressions pittoresques formidables : les homosexuels, les coureurs cyclistes et les parieurs de chevaux. Des expressions à la Audiard, carabinées et imagées. La seule chose que je regrette, c’est qu’on ne puisse plus les employer depuis quelques temps. Mais les personnages borderline sont des sources de dialogues imagés. À côté de ça, j’aime aussi les gens taiseux, qui ne seront jamais des premiers prix de littérature. Des ambiances qui n’ont pas besoin d’être expliquées, plus à l’américaines. »
En total rapport avec son temps, Sokal met en valeur un média alternatif type Médiapart, traite de corruption mais aussi de la peur de l’étranger et d’une certaine chasse aux sorcières qui, pour le coup, sont wallonnes. « Mais ça fait partie de la nature humaine : si t’es pas de mon village, t’es bizarre. Moi je fréquente tout le monde car si tu veux combattre un avis, il faut le connaître. »
Et ce Sokal, pas avare de mots pour un sou, agrémente la conversation d’anecdotes : « Par exemple, une fois, j’étais avec des amis. Dont un, pas sûr qu’ils soient très à gauche. On avait une amie commune qui était marocaine, et j’ai remarqué qu’elle était devenue blanche pour lui. Il tenait des propos ignobles sur les marocains, comme issus d’une mauvaise digestion de la guerre d’Algérie. Je lui ai fait remarquer qu’il tenait ces propos à côté d’une marocaine, il m’a dit : « Ah mais ça ce n’est pas pareil.» Classique, mais ça signifie beaucoup de choses. Notamment que, demain, tout le monde peut être lynché. L’antisémitisme n’est pas mort du tout. Je me demande si on n’a pas vécu une parenthèse enchantée, quand il y avait beaucoup d’argent, on était peut-être un peu plus sympa. Je pense qu’Hitler était un enfant de chœur par rapport à ses généraux, ses sergents, ceux qui faisaient les basses besognes. Avec Daesh on voit que très vite les gens peuvent redevenir ignobles. Après, je ne veux pas être un donneur de leçon. »
Difficile également de ne pas aborder ce nouveau Canardo et l’image renvoyée de la Wallonie. « Tout le monde sait que les Wallons sont des socialistes fainéants (rire). Bien sûr, c’est une caricature, mais c’est une espèce d’image répandue du Benelux, une bande de petits pays. Ce qui m’intéressait c’était Bart de Wever et cette propension qu’a un petit pays à devenir encore plus petit et à avoir des petites préoccupations. De Gaulle disait : « Si on laissait faire les Français, ils feraient des porte-clés au lieu de porte-avions. » Ce sont les belges ont pris les porte-clés ! C’est une caricature simple mais ça ne sert à rien de compliquer sinon ça n’intéresserait personne. Un belge dira que la belgitude c’est plus compliqué que des wallons et des flamands, mais le même belge aimera la politique française parce qu’elle est simple ! C’est rigolo c’est tout, on sait bien que les belges ont surpassé la description qu’en faisait Coluche. Malins, démerdards avec toujours du black en poche, c’est ça la Belgique vue de l’extérieur. »
Et puisque le temps presse et que, déjà, l’entretien s’achève tout doucement, l’auteur se confie sur ce temps beaucoup trop rapide que pour satisfaire ses envies. « T’as 24h dans ta journée et 100€ dans ton portefeuille. Moi, je regrette de ne plus lire beaucoup de romans. Tu restes le cul sur une chaise à dessiner de la bd pendant des horaires défiant toutes les revendications syndicales les plus primaires. Après, tu as envie de faire quoi ? De marcher, de sortir. Après, il faut lire des bds, regarder des films, lire des romans, aller voir des expositions, il faut manger et… jouer à des jeux vidéos. Ce n’est pas possible. Je pense que le public des BD’s vieillit un peu. Mais, de l’autre côté le jeu souffre d’une industrialisation trop importante. Et si tu n’es pas le roi du pétrole, tu ne peux pas faire de jeu. Il n’y a pas d’équivalent au court-métrage sauf les jeux pour enfants. La bande dessinée pourrait y apporter quelque chose, des « + » interactifs, de la réalité augmentée. Mais rien n’a fonctionné jusqu’ici. »
En attendant, les projets ne manquent pas : « Là, je suis en train de dessiner une histoire, scénarisée avec François Schuiten en vacances, prévue pour le cinéma. Je voulais travailler comme le réalisateur de cinéma, en faire ce que je voulais, amener les ingrédients. On verra donc cette histoire et au cinéma et en bd. » Sans oublier la suite de mort sur le Lac qui consacrera son intrigue à la Wallonne amnésique qui a retrouvé la mémoire et ses capacités… étonnantes. » Bref, Canardo est bien loin de s’essouffler et retrouve même un certain peps dans cette nouvelle aventure menée tambour battant. De quoi augurer, bientôt, un quarantième anniversaire palpitant.
Série: Canardo
Tome: 23 – Mort sur le lac (1/2)
Scénario: Benoît et Hugo Sokal
Dessin: Pascal Regnauld
Couleurs: Hugo Sokal
Genre: Polar
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 48
Prix: 11,50€
Date de sortie: le 25/03/2015
3 commentaires