
Il y a la BD pour se divertir mais aussi la BD pour réfléchir. Et aussi s’arrêter un peu plus sur les déboires de nos sociétés, sur leurs événements désolants et intolérables qui (re)passent, se zappent aussi, dans les médias traditionnels qui, sans approfondir et à force de répéter les mêmes éléments parfois non vérifiés mais officiels, pourraient rendent les faits tolérables. Quand on s’émeut de bavures, de crimes raciaux, à l’autre bout du monde (et il faut), au point de changer son avatar sur Facebook ou Twitter, mais que des affaires similaires se déroulent beaucoup plus près qu’on ne le pense. De manière frontale ou insidieuse, Manu Scordia, Foued Bellali et Barbara Mourin explorent, en Belgique, Le rouleau compresseur. Chronique d’un racisme institutionnel.
Résumé de l’éditeur (2 Bouts ASBL) : À partir de sept récits, cette bande dessinée, créée en partenariat avec l’asbl 2Bouts, met en lumière le caractère structurel du racisme et son omniprésence dans tous les domaines de la vie en société.. Elle donne la parole aux acteurs de terrains et aux victimes de ces réalités: la famille de Lamine Bangoura – tué par des policiers en mai 2018, Fayçal Cheffou – accusé à tort de faits de terrorisme ou encore Latifa Elmcabeni – fondatrice du Collectif des Madrés.


Car on se rend vite compte qu’elles ont la vie longue, ces idées néfastes à l’esprit de communauté et au vivre-ensemble prôné par ce beau pays qu’est la Belgique. Sauf qu’il n’est pas rare qu’ils rencontrent le plaisir de faire souffrir, de se sentir puissant quand on est juge, flic ou encore propriétaire d’un immeuble en location. Et que dire de certains médias, qui gavés de Belga ou de la parole officielle, font peu de cas du destin qu’ils serrent, étouffent dans leurs mains et échappent pourtant à la première apparence, toute faite. Naturellement, d’un côté comme de l’autre, il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac.

Dans cet album au petit format souple, on croise des cas emblématiques et d’autres passés sous silence, encore plus le temps passant et la prescription s’installant. Mais y’en a-t-il quand la voix (ou l’aveuglement?) de la justice et des autorités est corrompue et inverse les rôles?
Ainsi croise-t-on le tristement célèbre homme au chapeau, protagoniste principal des attentats à l’aéroport de Bruxelles, mais qui n’était pas… Fayçal Cheffou. Pourtant, ce journaliste indépendant qui n’avait rien demandé s’est retrouvé arrêté comme dans un film, livré par la RTBF qui l’avait repéré sur ses images et amené dans un commissariat où on ne rigolait. Le pauvre qui a un moment cru à une blague s’est retrouvé bien peu de chose face à des garants de la sécurité que le doute de la méprise n’a point effleuré. Heureusement, un juge vit clair et permis à Fayçal de sortir rapidement (mais encore humilié quelques heures par les matons, y compris… après l’annonce de sa libération). Réhabilité mais meurtri.

Malheureusement, dans ce livre, c’est la seule histoire qui finit bien, ou en tout cas pas trop mal. On y croise un étudiant dont l’école va choisir (et l’y obliger) pour lui l’option qui lui correspond le mieux, bien arbitrairement; le quotidien des centres fermés et de certains gardiens qui ne se cachent pas de faire vivre un enfer aux demandeurs d’asile; les madrés qui eurent raison de la brigade Uneus (projet pilote de la police de Saint-Gilles voulant soi-disant un environnement urbain sécurisé, mais faisant pire que mieux avec des éléments défaillants); une famille qui, à la mort de son patriarche, sera bien en peine de trouver un nouveau logement, refusée en raison de leurs origines et de leurs noms sonnant « du sud » ou Céline, qui fait état de son sentiment de sécurité (un mot fort à la mode dans nos villes quand les édiles ne veulent pas voir le mal en face et prendre le taureau par les cornes) général et de la manière dont les discours venus d’en haut, des hautes sphères de l’état et des pouvoirs coordonnant nos sociétés, se ressentent plus dans la bouche de la plèbe.
Puis, le plus dramatique, pour quelques centaines € impayées, donnant droit à l’expulsion manu militari (et plus encore), il y a un mort. Un procès et une famille déboutée alors qu’une vidéo prouve noir sur blanc que les forces intervenues sur place ont laissé bien peu de chance à ce garçon et lui ont ri au nez alors qu’il s’étranglait.

Avec un trait qui va droit au but, sans fioriture (comment pourrait-on sur un tel sujet), Manu Scordia livre un album qui nous met les larmes aux yeux. Car, vraiment, si on fait ressentir à ceux que certains se plaisent à appeler « étrangers », selon des critères bien subjectifs – ne serait-on pas tous l’étranger d’un autre -, qu’ils ne méritent pas notre pays. Nous non plus, que les mêmes diront « bons belges », ne méritons pas ce pays qui, bien trop souvent, est le théâtre de violences, de mots durs, d’injustices… Qui est dans l’incapacité institutionnelle, car l’institution repose également sur des acquis parfois nauséabonds et qui font des différences, quitte à ce qu’elles se fassent de manière inconsciente (d’ailleurs on retrouve parmi les sponsors de ce livre La Région Wallonne, Safe.brussels, Francophones Bruxelles), de se remettre en question.
Chaque fragment de cette histoire chorale est complété par un texte allant plus loin et enrichissant le raisonnement. J’ai trouvé cet album sobre, ne pratiquant pas le débordement de ceux d’en face, mais se basant sur des faits vérifiés et vérifiables (même si la justice n’a pas toujours fait son boulot) et des récits de vies remués mais authentiques. Déboussolant et appauvrissant notre manière d’être Belge au monde. La terre d’accueil dont certains se plaignent (en plus) n’en est pas vraiment une.

À lire chez 2Bouts ASBL. Le prix est de 10€ + les frais de port.
Exposition encore quelques jours à Bruxelles et bientôt à Charleroi.
