Mathieu Reynes: « J’aime pouvoir contraster mes personnages, tantôt fragiles, tantôt explosifs »

Les lecteurs de Spirou n’ont pas pu la manquer, les autres ne peuvent que la découvrir, Harmony a réalisé une entrée fracassante dans le monde de la bd dans un style qui est bien propre à Mathieu Reynes, à la fois comme catalyseurs de multiples influences et bien ancré dans son temps. 

Harmony, c’est une jeune fille somme toute banale. Du moins, elle le pensait jusqu’à ce qu’elle se retrouve amnésique et enfermée dans la cave d’une bicoque bien isolée et appartenant à un géant costaud assez inquiétant. Mais si elle a perdu la mémoire, Harmony a gagné des pouvoirs télékynésiques et de drôles de voix dans sa tête. Le mystère est entretenu et nous avons posé quelques questions à Mathieu Reynes.

Bonjour Mathieu. Vous nous revenez d’Angoulême, c’est important d’y être pour lancer le premier tome d’une série comme Harmony? Un passage obligé ?

Non, je ne pense pas. A l’origine le tome 1 était prévu fin 2015 mais devant l’avalanche de nouveaux albums prévus on a préféré repousser à début 2016 et quitte à sortir en Janvier autant profiter d’Angoulême. Mais Harmony n’était pas une série spécialement attendue donc elle aurait tout aussi bien pu sortir une semaine avant le festival ou une semaine après je ne pense pas que ça aurait changé grand chose.

Qu’avez-vous pensé du Festival cette année?

Je n’aime pas ce festival ! Trop de monde, trop de bruit, trop de tout. Je n’aime pas ce côté « grand-messe de la BD ». Cette année en plus il y a eu quelques polémiques très mal gérées par les organisateurs. Quand l’un d’entre eux se permet de conclure « sans le festival d’Angoulême il n’y a plus de BD » je pense qu’on a bien résumé l’état d’esprit de ces gens-là…
Bref, c’est pas mon festival préféré !

Mathieu Reynes - Harmony - colère

Ça fait maintenant plus de quinze ans qu’on connait votre nom dans le monde de la bd, quel regard portez-vous sur ces quinze années?

Je suis assez partagé entre la satisfaction voire l’enthousiasme d’être encore là après toute ces années, de faire enfin un projet solo et l’inquiétude concernant l’avenir de ce métier… les ventes moyennes d’albums qui baissent, les cotisations sociales qui augmentent et le prix de page qui n’évolue pas vraiment. J’essaie d’avancer sans trop penser à tout ça mais je crains d’être rattraper par la réalité tôt ou tard.

Comment avez-vous fait le choix de la BD? Quel a été votre parcours ?

J’adore la BD depuis que je suis gamin mais vivant au Pays Basque, loin des grandes villes, j’ai longtemps cru ce monde de l’image inaccessible et le dessin est toujours resté un loisir. J’ai fait des études scientifiques avant de finalement bifurquer vers une formation en animation 2D/3D à Angoulême. Là j’ai rencontré Frédéric Brrémaud qui cherchait des dessinateurs pour monter des projets BD. C’est par cette porte là que j’ai mis un pied dedans. J’ai appris sur le tas, au fur et à mesure des albums.

Mathieu Reynes - Harmony - fievre

Il y a eu des scénarios dessinés par d’autres dessinateurs et des scénarios d’autres dessinés par vous-même. Comment faites-vous le choix de laisser à d’autres le travail du dessin?

Pour l’instant mon seul scénario long dessiné par quelqu’un d’autre, c’est la Mémoire de l’Eau. Ça partait surtout de l’envie de travailler avec Valérie Vernay et de m’essayer à l’exercice d’écriture. Jusque là je n’avais scénarisé que des gags ou des histoires courtes, c’était très différent et pas du tout fait avec le même sérieux !

Je travaille actuellement sur un nouveau scénario pour Valérie. Il y a toujours une petite frustration de laisser un autre dessiner une histoire que j’ai écrit parce que je scénarise en ayant des images en tête. C’est pas toujours évident de laisser la place à l’autre pour qu’il puisse s’approprier l’histoire graphiquement en tout liberté !

Et quand avez-vous ressenti l’envie de mettre vous-même en image votre scénario? Harmony était le bon moment ? C’est la première fois que vous faites tout, non ?

Ça fait déjà quelques années que j’y pense. Je m’étais déjà écrit une histoire courte parue dans Spirou en 2007 (Greens) avant de me lancer sur Alter Ego. Parallèlement à mes projets en tant que dessinateur j’ai écrit différents scénarios avant de mettre en place Harmony. J’ai finalement fait le choix de me consacrer exclusivement à cette série dès que j’en ai eu l’occasion. Je crois que c’était le bon moment, surtout après une aventure comme Alter Ego où on travaillait en équipe. J’ai beaucoup appris de cette période.

Mathieu Reynes - Harmony - portrait

D’ailleurs comment est née l’idée de cette série?

L’idée d’une ado aux pouvoirs de télékinésie a commencé à titiller mes crayons en 2006, influencée par mes lectures de jeunesse telles que Carrie ou Charlie de Stephen King, Akira et Dômu de Katsuhiro Otomo au milieu de nombreux comics. J’ai écrit plusieurs scénarios qui tournaient autour des mêmes thème (pouvoirs psychiques, adolescence, génétique, etc) avant de tout fusionner en un seul, Harmony, écrit en 2011.

Ce n’est pas la première fois que vous mettez en scène une héroïne féminine. Qu’est-ce qui vous attire chez ces femmes au caractère on-ne-peut-plus-fort?

Je trouve que, sorti du cliché de l’héroïne pulpeuse, le personnage féminin permet une palette d’émotions très large. J’aime pouvoir contraster mes personnages, tantôt fragiles, tantôt explosifs.

Et puis, j’avoue j’ai quand même beaucoup de plaisir à dessiner une jolie fille !

Mathieu Reynes - Harmony - crayonné

On a beaucoup parlé des femmes auteures de bande dessinées et sous-estimées par le Festival d’Angoulême. Mais en terme de personnages de BD, ces femmes sont de plus en plus présentes, non?

C’est l’impression que j’ai aussi, même si je ne suis pas un grand lecteur de BD. C’est lié à l’évolution de la société qui laisse de plus en plus de place et de liberté aux femmes dans les médias, les arts, la politique, etc. Le lectorat BD a changé aussi, il y a de plus en plus de lectrices. Une bonne partie de notre société se « féminise » et c’est une bonne chose !

Quels sont les personnages féminins qui vous ont marqué dans ce que vous avez lu, visionné ?

Récemment, la sérié TV Jessica Jones m’a totalement enthousiasmé ! Encore une héroïne au caractère fort.

Mathieu Reynes - Harmony - FanArt Jessica Jones

Je pourrai à nouveau citer Carrie et Charlie (de Stephen King), Key (Akira), Daenerys Targaryen et Ygritte (Game of Thrones), Michonne (The Walking Dead), Alicia Florrick (The Good Wife), etc. Plutôt des héroïnes de productions récentes, justement moins stéréotypées et « potiches » qu’il y a quelques années.

Avec Harmony, vous tenez un personnage clairement bien dans son élément. On ne peut s’empêcher de penser à des films récents comme Lucy et, mieux, le Hanna de Joe Wright. Les héroïnes prennent le pouvoir et même les superpouvoirs. Vous ressentez cette tendance?

C’était une grosse inquiétude pendant la réalisation de ce tome 1 de voir des séries ou des films avec des situations ou des personnages proches d’Harmony, comme par exemple Lucy ou la série Believe… Les héroïnes prennent effectivement le pouvoir ! C’est encore le cas dans les romans (et films) tels que Divergente, Hunger Games, Twilight destiné au départ à un lectorat adolescent qui, comme je le disais précédemment, se féminise. L’avantage avec les héroïnes c’est qu’elles plaisent souvent autant aux garçons qu’aux filles !

Au niveau des super-héros, le monde franco-belge ne s’y ouvre-t-il pas de plus en plus? Comme une volonté de rivaliser avec les comics et l’industrie cinéma de Marvel et DC ?

Je ne pense pas que ce soit une volonté de rivaliser, c’est juste une influence assumée. La génération actuelle d’auteurs de BD a été élevée aux mangas, dessins animés, comics et jeux vidéos, c’est tout naturel que cette influence se ressente dans leurs créations. C’est une mondialisation culturelle… avec ses qualités et ses défauts !

Mathieu Reynes - Batgirl

Ce qui n’empêche en rien toute l’originalité de votre œuvre. À commencer par ce prologue antique de deux pages, on est bien en mal de voir où tout cela va nous mener. Sans parler des enjeux politiques encore bien obscurs. Comment construisez-vous votre histoire pour ne pas en dire de trop mais en dire quand même assez?

Il y a une réelle volonté de brouiller les pistes et perdre un peu le lecteur au départ pour qu’il s’investisse dans l’intrigue et cherche lui-même à reconstruire le puzzle. J’ai plusieurs lignes narratives qui sont évidemment liées mais il faudra attendre quelques albums avant de pouvoir recoller tous les morceaux.

Dès le tome 2 j’apporterai déjà quelques réponses… et d’autres questions !

Ne pas en dire trop, c’est aussi ce qu’il se passe dans vos planches qui comptent finalement peu de textes et laissent ainsi totale amplitude aux dessins. Avec parfois une double-planche sans presque aucun dialogue. Vous y avez trouvé votre équilibre?

Partant du principe que je veux que le lecteur vive l’histoire au même niveau qu’Harmony, je ne voulais pas retranscrire ses pensées, et comme elle est souvent seule, elle n’a pas de raison de parler à voix haute. D’où ces longs silences qui contribuent, j’espère, à donner une ambiance tendue et pesante.

Mathieu Reynes - Harmony - Tome 1 - Page 9

L’inconvénient c’est que ça fait un album qui se lit vite et peut laisser certains sur leur faim… mais c’était intéressant pour moi d’essayer de faire passer l’histoire et les émotions plus par la mise en image que le texte. Je ne prévois pas toute la série comme ça ! Mais ici c’était indispensable pour entrer dans l’intimité des personnages.

Graphiquement, la manière dont votre dessin a évolué depuis Banana Fight ou même les Maîtres Nageurs est incroyable. Votre trait serait-il polymorphe? Cherchez-vous toujours à le faire évoluer ?

Ce qui est sûr c’est que je ne veux pas m’enfermer dans un style figé. J’aime me nourrir de ce que je vois ailleurs, du travail d’autres auteurs que j’apprécie. Je me remets constamment en question, ça me pousse à avancer et à progresser.

Mathieu Reynes - Banana Fight

Comment travaillez-vous d’ailleurs? On voit par exemple une nette différence entre la couverture et les planches ? Vous travaillez à la palette graphique ?

La plupart des illustrations, dont les couvertures, sont numériques. Pour les planches c’est un mélange : le crayonné est réalisé à la palette graphique mais l’encrage est traditionnel, pinceau et encre de chine. Je n’arrive pas à me couper complètement des outils traditionnels. Même si le numérique offre une incroyable liberté, j’ai besoin du contact « matériel » avec mes outils.

Dans vos planches, il y a aussi l’importance du bruit, des onomatopées Il était important que cette BD soit bruyante?

C’est toujours compliqué de trouver le bon son et la bonne manière de l’intégrer graphiquement dans l’image… je ne suis pas à l’aise avec ça. Je me force à en mettre parce que c’est utile à la narration mais si ça ne tenait qu’à moi il n’y en aurait pas du tout ! Mais bon, déjà que cet album n’est pas bavard…Mathieu Reynes - Harmony - fracas

D’ailleurs, il est possible d’écouter cet album en musique! Thomas Kubler a créé une musique sur base de cet album. Comment cela se peut-il ? Vous l’avez-vous-même (re)lu en musique ?

L’idée n’est pas d’écouter la musique en lisant l’album. Un livre ce n’est pas un film, il n’y a pas un temps de lecture imposé, c’est donc impossible de caler une bande son dessus. Je pense que c’est mieux d’écouter la musique après avoir lu la BD ou de le feuilleter en écoutant.

Thomas s’est inspiré des séquences de l’album pour composer ses morceaux mais il ne tient pas compte du nombre de pages de ces séquences. Par exemple un morceau de 4 minutes peut correspondre à 2 pages alors qu’un autre de 2 minutes correspondra à une scène de 10 pages. C’est ce qui rend la lecture simultanée impossible.

L’expérience était plutôt de raconter une même histoire de 2 façons différentes : l’une en image et l’autre en musique.

Il y a aussi ce découpage qui évoque parfois plus les comics. Une influence pour vous?

J’étais gros lecteur de comics et j’en lis encore régulièrement. Comme je me laisse facilement influencé par ce que j’aime ce n’est pas étonnant qu’il y ait un petit arrière goût de comics dans cet album et avec une « super héroïne » c’est plutôt logique.

Mathieu Reynes - Harmony - isolement

Après Alter Ego, vous ne quittez pas les noms en latin. Ce premier tome s’intitule Memento, les deux suivants seront Indigo et Ago. Il y a cette passion du latin derrière tout ça?

Ha ha ! Pas du tout, non ! Je ne suis pour rien dans le nom d’Alter Ego mais ça m’amusait de rester dans ce créneau. Le latin est une langue assimilée aux sciences et à la biologie en particulier, ce sera une des composantes de la série.

Les titres de chaque tome ne sont pas choisis au hasard : Memento signifie « je me souviens » et fait écho à l’amnésie d’Harmony. C’est également le nom qu’on donne à un petit carnet de notes. Indigo fait allusion aux « enfants Indigo », un concept « scientifique » très controversé dans les années 70/80 qui désignait des enfants doués de pouvoirs quasi paranormaux. Quant à Ago, cela veut dire « j’agis », c’est le moment ou Harmony passera vraiment à l’action.

On parle d’un premier cycle. Il y a possibilité d’autres qui suivront? Jusqu’ici, on peut dire que vous n’avez pu faire que des mini-séries. Avec Harmony, il y a espoir d’une longue, grande et belle série ? Ça vous plairait ?

C’est effectivement l’objectif. Le tome 3 sera la conclusion d’un premier cycle qui met en place des personnages et tout un contexte que j’aimerais développer par la suite si le succès est au rendez-vous. Tout l’aspect « mythique » serait justement développé dans un second cycle.

Mathieu Reynes - Harmony - défiance

On ne devra d’ailleurs pas trop attendre, le prochain tome est prévu pour septembre. Je n’ose imaginer votre timing. Vous travaillez d’arrache-pied, non?

Oui, je suis à 100% sur cette série, j’ai dû laisser tous mes autres projets de côté. Le tome 2 est déjà bien avancé et le tome 3 suivra l’année prochaine.

Naturellement, la série a été publiée dans Spirou. Ça change les choses? Cette prépublication influence-t-elle votre travail de conception ? Est-ce un bon aperçu pour mesurer l’accueil qui sera réservé à l’album ?

La série a été écrite avant même que je sache si elle serait publiée dans Spirou. Il n’y a eu que très peu de modifications pour cette prépublication, je crois que ça concerne une ou deux cases, pas plus.

Je croise maintenant en dédicaces des lecteurs qui ont découvert la série dans le magazine  et qui avait suffisamment apprécié à l’époque pour avoir envie d’acheter l’album après. C’est encourageant !

Enfin, vous avez une page Facebook, un blog, important de maintenir un contact avec le lecteur? Puis il y a les dédicaces, vous en proposez même via votre page, vous n’arrêtez jamais ?

Auteur de BD c’est un métier à temps plein ! Les réseaux sociaux permettent d’échanger directement avec le lecteur, faire passer des infos, faire de la promo, etc. C’est devenu indispensable et j’aime avoir ce retour instantané sur mon travail.

Pour ce qui est des dédicaces, je fais assez peu de salon, faute de temps, du coup depuis quelques années je permets à quelques lecteurs de s’offrir à chaque nouvel album un exemplaire dédicacé à la maison. Je suis obligé de limité le nombre sinon je ne ferai plus que ça ! Il faut juste suivre ma page Facebook et être prêt à réagir rapidement quand je fais l’annonce.

Merci beaucoup Mathieu, et longue vie à Harmonie!

Crédit dessins et extraits: Mathieu Reynes

Mathieu Reynes - Harmony - Tome 1 - Couverture

Série: Harmony

Tome: 1 – Memento

Scénario et dessins: Mathieu Reynes

Couleurs: Valérie Vernay et Mathieu Reynes

Musique: Thomas Kubler

Genre: Fantastique

Éditeur: Dupuis

Nbre de pages: 56

Prix: 12€

Date de sortie: le 29/01/2016

Page Facebook: Harmony

Extraits:

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