Bonjour Valérie Lemaire, alors, d’emblée, qu’est-ce qui a pu faire qu’une ancienne avocate et attachée parlementaire rentre dans le monde de la BD?
J’y suis rentrée par Olivier Neuray que je connaissais depuis très longtemps mais que j’avais perdu de vue lorsque je suis allée m’installer à l’étranger. Lors d’un de mes retours à Bruxelles, j’ai été écouter Nicolas Tolstoy, un historien anglais qui faisait une conférence sur les victimes de Yalta. Il y parlait des Cosaques qui avaient servi le Reich et qui avaient été rapatriés de force en URSS. Ce pan de la deuxième guerre mondiale peu glorieux pour les Alliés était méconnu et j’avais vraiment envie d’en faire quelque chose. J’ai écrit un synopsis et l’ai envoyé à Olivier Neuray depuis Moscou. Il a tout de suite accroché mais travaillait encore sur sa précédente série (Makabi – Lloyd Singer) et ne pouvait mener deux projets de front. Je suis revenue vivre à Bruxelles où j’ai commencé un job d’attachée parlementaire. En parallèle, j’ai fait une chronique familiale avec Olivier qui est sortie chez Glénat en 2011. Puis en 2012, nous avons ressorti le synopsis des Cosaques. Nous l’avons présenté à Reynold Leclercq, notre éditeur chez Casterman qui a embrayé.
Vous avez fait également beaucoup de voyage, cela a-t-il éveillé votre soif de culture et d’histoire?
C’est plutôt construire un quotidien dans des pays qui au départ me sont inconnus qui caractérise mon parcours plus que la notion de voyage. Quand on s’installe dans une ville nouvelle, si on veut en comprendre le mode d’emploi, les meilleurs biais sont la culture et l’histoire. On est quasiment forcé de plonger dedans pour ne pas se sentir perdu. Cette plongée en profondeur dans des univers très variés permet de mettre à distance ses propres préjugés et de se méfier de ses jugements hâtifs, estampillés «made in Belgium». Cela a beaucoup influencé mes choix de scénarios.
Pour vos BD antérieures, vous vous êtes intéressée à des cosaques, hostiles au régime stalinien, et ici aux Cinq de Cambridge ; finalement, vous êtes passionnée par les personnages en marge de la grande Histoire…
J’ai un côté “avocat du diable » et les personnages qui a priori répugnent ou qui semblent avoir fait des choix odieux m’interpellent. Quand je décide de suivre leurs traces, j’essaie vraiment de comprendre ce qu’ils pouvaient bien avoir dans le crâne, je me documente beaucoup puis au fur et à mesure de mes lectures, je me fais ma propre opinion à leur égard. Si vous voulez, je construis comme une sorte de dossier d’instruction mental, à charge et à décharge. Si j’estime au final qu’ils ont été injustement jugés, j’ai envie de les défendre. Je construis mes scénarios autour de cette idée de plaidoyer en quelque sorte.
Et de vos scénarios, pourquoi ne pas en faire des romans historiques ?
Il y a quelque chose de totalement magique quand Olivier me donne ses pages que je perdrais si j’en faisais des romans. J’adore ce moment où je découvre mes histoires incarnées dans ses dessins, ça me rend tout à fait euphorique ! Puis quand je reçois les mises en couleurs de Dominique Osuch, c’est le summum ! Ca devient un univers tangible. De papier mais quasiment réel. Bref, je suis totalement accro à ce média.
Un scénario, ça vous prend combien de temps en moyenne?
Difficile à dire. Des plombes en tous cas car je me documente énormément et que je suis lente. Je ne dois pas vivre de mes albums et je peux en faire très peu. Je prends donc mon temps.
Choisissez-vous vos dessinateurs ou est-ce votre éditeur?
Je ne bosse pour l’instant qu’avec Olivier Neuray.
Pour vos albums BD, je suppose que vous avez « amassé » bon nombre de documents et d’informations, comment avez-vous fait pour synthétiser tout cela pour le format BD?
Je suis juriste de formation et travaille pratiquement de la même manière en BD qu’en droit. J’ingère toute ma documentation. Pour chaque histoire, je crée une base de données qui référencie les informations que j’ai collectées. Ensuite je construis un plan relativement détaillé de ce que je veux raconter en fonction du nombre d’albums à réaliser. Avant de faire mon découpage, j’ai donc déjà une structure claire de l’histoire. Sur cette base, je développe les points du récit que j’estime importants en allant puiser les informations nécessaires dans ma base de données. J’y ajoute bien sûr ma propre vision, notamment concernant la psychologie des personnages.
Des adaptations prévues pour la TV ou le cinéma de vos albums BD?
Non. Je ne connais pas de BD historiques qui aient été adaptées à l’écran. Cela implique des reconstitutions qui coûtent un pont. J’imagine que cela doit constituer un fameux frein.
Vos influences en BD et en BD historique notamment?
Pratt, Gibrat, Cothias, Tardi, Giardino, Nury, Richelle pour les historiques. Autrement, j’aime beaucoup Pedrosa, Vives, Rabaté, Chabouté. Et j’adore rire grassement : Vuillemin et Jul.
Le statut d’auteur BD ça vous parle? Et suivez-vous les combats du SNAC-BD?
En tant que juriste, ce qui me frappe, c’est l’absence de régulation du secteur. Je pense que cela tient beaucoup au fait que tous les auteurs de BD n’ont pas les mêmes motivations ni les mêmes contraintes et que ça les déforce car ils n’ont pas forcément des revendications identiques. Je vais nous prendre en exemple, Olivier et moi : Olivier met un an pour faire un album en travaillant d’arrache-pied et sans pouvoir faire un autre boulot à côté. Ses droits d’auteur sont ses seuls revenus de sorte qu’il faut absolument que ses avances lui permettent de vivre. Moi, je suis salariée à temps partiel ce qui me permet de me consacrer à la BD sans que cela doive constituer mon gagne-pain. Mon but principal est d’être publiée, pas d’en vivre. Certains autres auteurs ont le statut d’auteur et touchent des indemnités de chômage, ont des bourses, ont un conjoint qui assure financièrement, etc. Ils sont dans des situations assez semblables à la mienne.
Pourtant, pas de voix commune.
Il est clair que, comme il n’y a pas de règles légales quant à la hauteur de notre rétribution et qu’il n’y a pas un front commun d’auteurs qui exige d’une même voix, la même chose, pour tout le monde, l’éditeur à une sacrée longueur d’avance face à l’auteur qui est souvent prêt à accepter n’importe quelles conditions financières pourvu qu’il soit publié.
La question de l’enjeu me semble donc être au centre des débats. Que veulent les auteurs ? Si l’objectif est que tous les auteurs puissent vivre de leur travail, il faudra une révolution copernicienne du monde de la BD qui ne peut aboutir qu’à une diminution du nombre de titres produits par an. Est-ce que c’est cela que la majorité des auteurs souhaitent ? Je n’ai pas la réponse mais elle me paraît être un préalable indispensable.
Il y a d’autres problèmes aussi, non?
Oui, bien sûr, d’autres questions se posent par ailleurs : est-il normal que la surproduction (5000 titres par an) soit financée par la trésorerie des libraires via le recours à de la cavalerie ? N’est-ce pas problématique que l’éditeur puisse également être diffuseur ce qui implique qu’il puisse avoir un intérêt à ne pas vendre ses propres livres en facturant les frais de transport pour les retours des libraires? Si l’auteur ne peut matériellement pas exercer une autre activité du fait des délais qui lui sont imposés par le contrat d’édition, est-ce normal qu’il ne soit rémunéré qu’en droits d’auteur ? Est-il écologiquement soutenable de continuer à surproduire de la sorte sachant qu’une grande partie des livres neufs et n’ayant jamais été lus est pilonnée faute de pouvoir être stockée ? En France, chaque années cent millions de livres (tous secteurs confondus) sont mis au pilon !
Bon, bref. Tout cela pour vous dire que oui, cela me questionne mais je ne peux pas dire que je participe aux travaux du SNAC-BD. Je n’ai pour le moment pas le temps.
Vos projets futurs et festivals BD?
J’ai encore deux albums des Cinq de Cambridge à écrire, ce qui me fait deux ans de travail. Après, ça me plairait de faire une histoire à quatre mains. Deux scénaristes et deux dessinateurs qui racontent le même évènement mais sous deux angles différents. J’ai une petite idée mais je n’en parle pas encore trop car je ne sais pas si la documentation qui sera nécessaire existe en français…
J’irai au festival de Bruxelles, début septembre mais c’est tout.
Propos recueillis par Dominique Vergnes
Titre: Les cinq de Cambridge
Tome: 1 – Trinity
D’après une histoire vraie
Scénario: Valérie Lemaire
Dessin: Olivier Neuray
Couleurs: Ruby
Genre: Thriller, Historique, Espionnage
Éditions: Casterman
Nbre de pages: 48
Prix: 13,50€
Date de sortie: le 10/06/2015
Extraits: